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Aladin & le Hara, du conte au récit initiatique

Aladin & le Hara, du conte au récit initiatique

En lisant le conte d’Aladin, on est interpellé par la structure initiatique du récit. On note en particulier l’analogie entre certains de ses éléments constitutifs et la pratique du Hara, propre aux voies orientales, mais présente aussi dans l’alchimie en Occident. Nous vous proposons ici une lecture toute particulière d’Aladin ou la Lampe merveilleuse, qui témoigne de cette réalité et pose les jalons d’une voie initiatique.

 

Les données relatives au Hara, essentielles dans le processus d’initiation et rattachées au zen et aux arts martiaux venus d’Asie, émergent ici, de façon assez significative, dans un récit qui situe curieusement son action... en Chine.

 

◆ Origine du conte

Aladin ou la Lampe merveilleuse fait partie des contes des Mille et une nuits. Plus exactement, il a été ajouté à un recueil persan, le Hazar Afsanah ou Hazer afsanè (« Mille Fables »), au même titre que Sinbad le marin ou Ali Baba et les quarante voleurs. L’ensemble s’articule autour du leitmotiv selon lequel Shéhérazade (ou Shahrazade) raconte chaque nuit une histoire – ou une partie d’une histoire qu’elle poursuit le lendemain – au roi Shahryar, pour éviter la mort. Les divers ajouts sont dus au premier traducteur et importateur du recueil, Antoine Galland (1646-1715), un orientaliste de la cour de Louis XIV. Galland a reçu les récits additionnels d’un chrétien maronite, Hanna Dyâb, venu d’Alep (à l’époque partie de l’Empire ottoman, aujourd’hui en Syrie). Hormis cette source orale, l’origine d’Aladin est inconnue. Pour Bernard Heyberger, historien français spécialisé dans l’histoire du christianisme moyen-oriental du xvie siècle à nos jours, qui a traduit et présenté le récit de voyage d’Hanna Dyâb, celui-ci était « un homme plutôt ordinaire, avec une culture qu’on pourrait qualifier de “populaire”, imprégné sans doute de contes, de récits oraux, et lui-même un conteur ».

Rien ne permet donc de prêter à ce conteur une connaissance ésotérique et un propos délibérément rattaché à une tradition initiatique. Mais rien ne l’interdit non plus : « Des critiques littéraires ont retrouvé des thèmes initiatiques chez des auteurs qui ignoraient la littérature occultiste », observe l’historien des religions Mircea Eliade (1907- 1986). L’intention et le substrat initiatiques pourraient aussi, pour partie au moins, ne pas ressortir de Dyâb lui-même, car l’on sait que des éléments initiatiques infiltrent abondamment la littérature orale et les contes populaires. Bernard Heyberger envisage qu’il y ait dans Aladin « des éléments autobiographiques » et qu’on puisse « voir dans ce conte un “roman d’initiation”, une histoire sur la manière dont un jeune homme se construit ».

En tout état de cause, nous pouvons déchiffrer une structure initiatique dans l’histoire d’Aladin, et nous allons, dans cette perspective, situer plus spécifiquement l’histoire en rapport avec ce qu’on appelle le Hara (d’après le mot japonais signifiant « ventre »).

Avant de rappeler ce qu’est le Hara dans la tradition extrême-orientale et dans la tradition alchimique, et d’examiner les parallèles entre Aladin et cette réalité de la vie initiatique, résumons le récit.

 

◆ Résumé du conte

L’histoire se passe en Chine [n°1*]. Aladin est le fils d’un tailleur nommé Mustapha. Ce n’est assurément pas un prénom chinois ; les autres noms de l’histoire ne le sont pas davantage. Le récit baigne, d’une manière générale, dans la religion musulmane, même si celle-ci n’apparaît pas comme le motif principal. Le nom d’Aladin lui-même signifie « élévation de la religion » ou « religion élevée » [n° 5]. Le tailleur Mustapha, trop pauvre pour « subvenir aux frais de l’instruction » de son fils et lui faire apprendre « quelque métier honorable », le prend dans sa boutique.

* Les numéros indiqués tout du long servent de repères pour une partie ultérieure qui développe chaque point

 

Mais Aladin, récalcitrant et dévergondé [n° 3], fait le désespoir de son père, au point que celui-ci tombe malade et meurt [n° 2]. La mère d’Aladin vend la boutique ; elle pourvoit péniblement à ses besoins et à ceux de son fils, tandis que ce dernier, affranchi de la tutelle paternelle, laisse encore davantage libre cours à son libertinage. Lorsqu’il atteint l’âge de 15 ans [n° 4], un « magicien africain » (ainsi nommé dans le texte de Galland, souvent appelé « le Maghrébin » dans la version du docteur Joseph-Charles Mardrus (1868-1949), orientaliste éminent), s’étant fait passer pour son oncle, jette sur lui son dévolu. La mère d’Aladin, méfiante (le seul oncle de son fils était mort), se laisse convaincre à raison de subterfuges sentimentaux et pécuniaires. Pour s’attirer les bonnes grâces d’Aladin et le joindre à son entreprise, le magicien lui offre de lui ouvrir une riche boutique de marchand, et il achève de le séduire de toutes sortes de manières. Puis il l’entraîne hors de la ville pour lui montrer un « endroit merveilleux », « au pied de la montagne, au fond d’une vallée déserte ».

Là, par des procédés surnaturels, il fait s’ouvrir la terre, ce qui a pour effet de faire fuir l’adolescent. Mais le faux oncle le rattrape et, le regardant « avec des yeux effrayants » et « le tenant par une oreille », lui administre une gifle retentissante « pour le dominer une fois pour toutes, vu qu’il [Aladin] était nécessaire à son opération et que, sans lui, il ne pouvait tenter l’entreprise pour laquelle il était venu » : seul Aladin, en effet, peut soulever la plaque de marbre qui se trouve en bas du trou et descendre « dans le trésor » [n°6]. Trésor que le perfide magicien propose à son jeune associé de partager « en toute équité, en deux parts égales », ce qu’il n’a pas l’intention de faire, bien entendu.

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Bien que la plaque de marbre soit magiquement impossible à soulever pour le magicien et physiquement impossible à soulever pour Aladin, ce dernier y parvient « avec une grande facilité » en prononçant, comme le magicien lui enjoint de le faire, son propre nom et ceux de son père et de son grand-père [n°2]. Avant qu’il ne descende dans le souterrain, le magicien donne à Aladin un anneau de protection [n° 7] en lui adressant ces paroles : « Enhardis donc ton âme, et remplis ta poitrine de courage, car tu n’es plus un enfant, mais un homme ! » Suivant les instructions qui lui sont données, Aladin doit passer auprès de cuves remplies d’or sans les toucher [n° 8], sous peine d’être « changé à l’instant en un bloc de pierre noire », et il doit traverser, sans s’y arrêter, « un jardin magnifique planté d’arbres pliant sous le poids de leurs fruits ». Puis il trouve la fameuse lampe éponyme [n° 12]. Elle est allumée ; il l’éteint, la vide de son huile et la cache dans ses vêtements, sans crainte de se tacher puisque le magicien l’a prévenu qu’il ne s’agit pas d’une huile véritable, mais d’« un tout autre liquide qui ne laisse aucune trace sur les vêtements ». Sur le chemin du retour, il découvre que les fruits de l’arbre du jardin ne sont pas de vrais fruits comestibles, mais des pierres pré cieuses. Dans son ingénuité, il les prend pour de simples boules colorées, et il en emporte quelques-unes dans le but de les offrir à ses anciens camarades de jeux. Comme il s’apprête à sortir du souterrain, le magicien, pressé de récupérer la lampe et le soupçonnant de vouloir la garder, referme la dalle sur lui et, « écumant et convulsé », s’en va « en sa voie, probablement vers l’Afrique, son pays ». Aladin est sauvé par l’anneau, qu’il frotte fortuitement [n° 7 et 13], faisant apparaître un génie (personnage que Mardrus nomme en général éfrit, mot désuet de même sens) qui le libère. La mère d’Aladin ne reconnaît pas plus que son fils les « fruits » comme des pierres précieuses et encore moins la lampe comme un instrument magique. Cette mésaventure décisive a eu pour effet de guérir Aladin « de la gaminerie et du vagabondage » ; il est décidé « à chercher du travail, comme un homme ».

En attendant, comme ils n’ont plus de ressources, sa mère s’apprête à vendre la lampe. Lorsqu’elle la nettoie, un génie apparaît, comme pour l’anneau, du fait du frottement [n° 7 et 13]. Le génie s’acquitte de la livraison d’excellente nourriture à profusion, sur des plats d’or et un plateau d’argent. Aladin et sa mère s’enrichissent en vendant cet or et cet argent. Par ailleurs, grâce à l’instruction qu’il acquiert dans le contexte de ses nouvelles résolutions, Aladin découvre qu’il possède, en fait de « fruits » ou de « boules colorées », des pierres précieuses. Devenus riches, Aladin et sa mère continuent pourtant « à mener une vie modeste, en distribuant aux pauvres et aux besogneux le surplus de leurs besoins » [n° 10]. Aladin tombe amoureux de la fille du sultan, la princesse Badrou’l-boudour (« astre des astres » ou « pleine lune des pleines lunes »), et annonce à sa mère son intention de l’épouser, en fournissant comme dot les pierres précieuses. La mère d’Aladin ne se sent pas capable d’aller quémander, au sultan, la main de sa fille, mais Aladin l’en persuade en arguant notamment du fait qu’il a en sa possession « une lampe qui suppléera [pour lui] à tous les métiers et à tous les gains ». Se plaçant, à l’audience du sultan, « avec la foule des sollicitateurs [sic] », « dans une attitude bien humble », la mère d’Aladin n’ose s’avancer pour faire sa demande, et, à l’issue de la séance, elle fait partie du nombre de ceux qui n’ont pas été appelés. Même chose six autres jours de suite, jusqu’à ce que le sultan la remarque et demande à l’interroger. Elle expose l’affaire de son fils avec des précautions inquiètes ; mais le sultan l’entend avec bienveillance et, à la vue des pierres qui sont portées devant lui, se déclare favorable au mariage. Là-dessus, le grand vizir ne manque pas de rappeler au roi qu’il avait déjà promis la main de sa fille à son propre fils, et demande un sursis de trois mois pour rassembler une dot supérieure à celle d’Aladin. Le sultan le lui accorde, sans croire à la réussite de son entreprise, car la dot faramineuse d’Aladin apparaît insurpassable. Enfin marié à la princesse (après une péripétie dont il doit se sortir) et richissime, Aladin démontre encore toutes ses qualités humaines : « Loin de se laisser enfler ou amollir par sa nouvelle vie », quand il n’est pas avec son épouse, il se consacre « à faire le bien autour de lui et à s’informer des gens pauvres, pour les soulager. » « Sa conduite si généreuse et sa bonté » lui gagnent « l’affection de tout le peuple », et plus encore lorsqu’il triomphe de « tribus révoltées contre le sultan », faisant preuve de qualités guerrières non moins grandes que ses vertus morales [n° 10 et 11]. Aussitôt marié, Aladin a demandé au sultan de pouvoir faire construire un palais pour abriter son ménage princier, tâche dont le génie de la lampe s’acquitte en une nuit.

Mais le magicien africain, s’étant avisé, après plusieurs années de rancune, de s’enquérir des détails de la mort d’Aladin, découvre qu’il n’est pas mort et, décidé à se venger, reprend la route de la pseudo-Chine. Il y arrive alors qu’Aladin est parti à la chasse pour plusieurs jours, omettant d’enfermer la précieuse lampe comme il le fait d’ordinaire [n° 9]. Le magicien réussit à reprendre possession de la lampe magique en profitant de la candeur de la princesse et de ses servantes. Il obtient du génie qu’il transporte le palais – et la princesse – dans son pays. Lorsque le sultan découvre la disparition du palais et de sa fille, son vizir réussit à le persuader que le palais n’était que « l’œuvre de la plus admirable sorcellerie ».

Le sultan fait arrêter Aladin et décrète sa mise à mort. Mais la popularité d’Aladin est telle que l’imminence de son exécution provoque une révolte, obligeant le sultan à surseoir au châtiment. Aladin quémande et obtient un délai de quarante jours pour ramener la princesse. Il passe par un profond abattement, comme dans le souterrain, quoique pour des raisons radicalement différentes, mais se ressaisit et, comme lors de son premier désespoir, il est sauvé par l’anneau qu’il frotte, cette fois encore, fortuitement et consécutivement à un acte de foi : tandis que la première fois, le frottement de l’anneau résultait de ses gesticulations désespérées, il vient cette fois à le frotter sans le vouloir en se lavant les mains [n° 9]. Le génie de l’anneau étant impuissant à intervenir dans la magie de la lampe et donc à faire revenir le palais et la princesse, Aladin lui commande de le transporter lui-même au Maghreb. Il met au point un stratagème pour récupérer la lampe et se fait de nouveau transporter, avec la princesse et le palais, en face du palais du sultan. Après une dernière mésaventure à laquelle il échappe, il coule des jours heureux auprès de la princesse, de sa mère et du sultan auquel il succède après la mort de celui-ci, régnant donc, selon le conte, « sur le royaume de la Chine ».

 

◆ Les profondeurs du corps humain

Avant d’examiner point par point les correspondances entre ce conte et le processus initiatique tel qu’il concerne plus particulièrement le Hara, rappelons brièvement ce qu’est ce Hara dont la tradition asiatique nous a légué l’héritage explicite et que certains alchimistes ont évoqué dans leur langage abscons et folklorique. À la fois concept, zone et point du corps, principe d’exercice et exercice en soi, le Hara se prête difficilement à une détermination stricte et unique, mais c’est, sans doute, sa qualité toponymique qui se présente comme la plus caractéristique pour le définir. Il s’agit donc avant tout d’un lieu situé dans le corps humain. La tradition extrême-orientale, véhiculée jusqu’à nous, à ce sujet, par le zen et les arts martiaux principalement, mais aussi, quoique de façon plus « exotique » et moins détaillée, par ce que nous savons du taoïsme, le place à environ 6 cm au-dessous du nombril. Ce lieu est désigné par les taoïstes comme l’un des trois « champs de cinabres », le cinabre étant l’ingrédient principal dont il faut se nourrir pour atteindre à l’immortalité…

 

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