Police à bout de force : un témoignage accablant
Un policier d'une brigade anti-criminalité (BAC) parisienne témoigne des dysfonctionnements chroniques qui laminent sa profession : les ordres qui n'arrivent jamais pour interpeller les individus violents, les conditions dégradées de la police depuis des années, l’abus et la peur de la sanction lourde contre ceux qui oseraient parler, le surmenage des effectifs, les jeunes recrues sacrifiées…
Depuis les attentats, les policiers surveillent synagogues, mosquées et églises partout en France. Confronté au surmenage généralisé de ses confrères et aux dysfonctionnements délétères dans sa profession, nous avons rencontré un policier d’une brigade anti-criminalité (BAC) parisienne, que nous appellerons Pierre, à bout de force, qui décide de passer outre son devoir de réserve.
Dépressions, burn-out, mutations refusées, suicides, chaîne de commandement biaisée, il raconte sans détour le lot quotidien auquel il doit faire face. Avec l’état d’urgence, les manifestations contre la loi El-Khomri ou les Nuit debout, les ordres inappropriés du ministère de l’Intérieur se répètent et les fonctionnaires désespèrent de voir leur métier pris en otage par des enjeux politiques. Plongée en eaux troubles dans une profession où l’omerta est reine et les jeunes recrues sacrifiées en première ligne.
ENTRETIEN EXCLUSIF avec Pierre X, d'une BAC parisienne.
Nexus : Vous êtes dans le métier depuis plus de dix ans. Quel est l’envers du décor au sein de votre corporation ?
Pierre : L’ambiance dans la Police nationale est très délicate. Déjà, les effectifs ont été fortement amputés ces six dernières années alors qu’on demande aux fonctionnaires deux à trois fois plus de travail qu’auparavant. Il y a beaucoup de dépressions et de burn-out, donc une grosse frustration ces derniers temps. Il faut savoir que depuis les attentats du Bataclan, le gouvernement nous demande énormément de missions de protection des synagogues, des églises, des mosquées. Il n’y a tellement plus de fonctionnaires disponibles que parfois nous n’avons même pas les effectifs pour un véhicule de patrouille. Il arrive que nous ne soyons que deux à patrouiller sur six ou sept communes. L’année dernière, des mutations ont été bloquées sur Paris alors que les fonctionnaires y avaient droit, et sans que cela soit très légal. Tous les ans nous devons remplir trois vœux vers mai, juin. 99 % de mes collègues qui ont plus de cinq ans de métier veulent partir de Paris. On est pressés comme des citrons, broyés.
Comment se passent les interventions lors des Nuit debout et des manifestations contre la loi Travail ?
Au début, nous n’avons pas été inquiétés par ce mouvement. Puis, il a pris de l’ampleur du fait des médias, et de plus en plus de personnes sont venues s’y ajouter. J’ai eu les échos de plusieurs collègues qui sont intervenus sur Paris. Initialement, ce sont des missions de maintien de l’ordre qui sont assurées par des fonctionnaires de police comme des CRS ou des CSI (Compagnie de sécurisation et d’intervention). Dans une même colonne de sécurité, il peut y avoir plusieurs catégories de fonctionnaires, des gardiens de la paix, des brigadiers, mais derrière il y a toujours un major, un capitaine, un commandant, un commissaire, et tout au bout de la chaîne de commandement il y a le préfet qui prend ses ordres du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve. Or, même devant un flagrant délit, la colonne ne peut pas intervenir d’elle-même. Elle doit toujours attendre l’ordre du préfet de police, et le problème c’est que cet ordre n’arrive quasiment jamais. Le ministre est un politicien et l’obstacle est politique.
La CGT Police a émis un communiqué il y a plusieurs semaines sur les dysfonctionnements des ordres d’intervention. Est-ce que la chaîne de commandement est paralysée uniquement pour des raisons politiques ?
Nous ne comprenons pas ce comportement. On a réfléchi entre collègues pour savoir pourquoi il n’y avait pas d’intervention avant que les situations ne deviennent incontrôlables. Les casseurs sont tous connus des renseignements généraux. C’est incompréhensible. C’est l’une des seules fois en France où l’on voit cela, des manifestations qui débordent tout le temps. Je pense que c’est très politique avec des enjeux énormes derrière, dont les présidentielles en 2017.
Comment expliquer les nombreuses images d’interventions violentes sur les réseaux sociaux ?
Les policiers qui font usage du flashball, ce qu’on appelle le lanceur de 40, un type de flashball avec visée électronique, ou qui emploient d’autres armes de dissuasion, ne sont pas la plupart du temps dans le maintien de l’ordre. Ce sont des fonctionnaires appelés en renfort sur les manifestations, et c’est souvent des unités de la BAC. Or, ces unités fonctionnent au flagrant délit. Leur chaîne de commandement n’est pas la même que pour le maintien de l’ordre et c’est le fonctionnaire qui intervient directement pour protéger son intégrité physique. Face à des casseurs à qui on laisse le temps en amont de s’organiser, nous les effectifs BAC qui arrivons ensuite sur place, sommes immédiatement dépassés par la situation, car c’est déjà le chaos. Il y a un tel stress que faire la différence entre les personnes violentes qui nous caillassent et les autres devient alors très compliqué.
Si vous exprimiez cette analyse publiquement, quelles pourraient être les conséquences ?
Avec notre droit de réserve, nous n’avons pas l’autorisation de parler de tout ce qu’il se passe, notamment la baisse des effectifs, le malaise des fonctionnaires, les suicides…
C’est inscrit dans votre contrat ?
C’est le seul métier en France où il n’y a pas de contrat de travail. On a uniquement un arrêté préfectoral de titularisation. Le droit de réserve est dans le code de déontologie de la Police nationale. S’il n’est pas respecté, c’est la commission de discipline et la plupart du temps c’est Pôle emploi directement, il n’y a pas de demi-mesure.
Et vous rendre à la manifestation du 18 mai organisée par Alliance pour exprimer votre ras-le-bol, c’est autorisé ?
En tant que fonctionnaire de police nous n’avons pas le droit de grève, mais nous pouvons manifester. Néanmoins, disons-le clairement, il faut que ce soit bien cadré. Tout débordement de fonctionnaires de police engendre des sanctions. Les grands pontes des syndicats de polices sont des politiciens, ce ne sont plus des fonctionnaires. C’est une manifestation édulcorée à la sauce bisounours. Du coup, notre situation ne change jamais et ne changera jamais.
Est-ce que durant ces opérations de maintien de l’ordre dans les manifestations ou les Nuit debout, ce sont les jeunes recrues qui sont en première lignes ?
Oui, c’est ce que nous appelons les promotions sacrifiées. En ce moment, il y a un recrutement massif de fonctionnaires de police, mais ils auront une formation très moyenne avec des sorties d’écoles prématurées. Ces petits jeunes qui vont arriver vont être jetés dans la fosse aux lions. Donc il y aura des drames à cause du manque d’expérience. C’est ainsi qu’à 20 ans ils se retrouvent CRS et peu de temps après directement sur la place de la République à se prendre des caillasses en pleine tête alors qu’il faudrait y mettre les plus aguerris, les plus anciens.
Le corps de Police est l’un de ceux qui comptent le plus de suicides en France. Qu'est-ce qui explique cette grande détresse ?
Je suis dans le métier depuis plus de dix ans et j’ai déjà connu six-sept suicides de policiers âgés de 27 ans à 50 ans. Chez les fonctionnaires de police, il y a des gens qui croient encore au prestige du métier et de l’uniforme. Ceux-là prennent une méchante claque lorsqu’ils arrivent dans le circuit. Au fil des années, ils sont dans une désillusion totale qui s’accentue à cause d’un très mauvais management de la police. Depuis quelques années, c’est l’obsession du rendement et de la productivité. En interne, on dit que c’est de la police « McDonald’s ». On a l’impression d’être gérés comme un fast food. On t’évince petit à petit lorsque tu ne remplis pas tes objectifs, on va te changer de service, te refuser tes demandes de mutation et te donner des horaires qui ne correspondent pas du tout à ta vie de famille. Les fonctionnaires trop fragiles qui ont leurs armes à la maison passent de plus en plus à l’acte. Mais c’est souvent passé sous silence. De même pour les policiers qui sont sous antidépresseurs ou qui finissent dans les hôpitaux psychiatriques.
Les syndicats ne jouent-ils pas leur rôle dans ces cas-là ?
Moi-même je suis syndiqué. Mais dans les syndicats c’est souvent du copinage. En gros, le représentant d’un syndicat vient dans un commissariat ou dans une unité une fois par semaine ou deux, si c’est un ancien collègue ou un ami, on prend un ticket chez lui, il nous défend du mieux qu’il peut et puis voilà. Il n’y a pas vraiment de vision politique. C’est très rare de se dire « Je crois aux valeurs d’Alliance » ou « Je crois aux valeurs d’Unité SGP », ce sont avant tout des réseaux. Il faudrait qu’il y ait un seul syndicat représentatif des fonctionnaires de police, nous serions plus puissants. Or, il y a des divisions, des guerres intestines, c’est très politisé. Tout le monde veut tirer son épingle du jeu, tout le monde défend son petit intérêt personnel.
Avec l’Euro 2016 en ce moment, quelle est la situation de la Police nationale dans ce climat social tendu ?
Déjà, à cause de l’Euro 2016, on a interdiction de poser des jours de congés. Ensuite, nous sommes dans la période des demandes de mutation, et beaucoup vont vouloir partir en province. Cela va être compliqué de les remplacer, car on n’a pas de vivier. Si on continue à autoriser des manifestations en plein état d’urgence, si on continue à ne pas réagir rapidement lorsque les casseurs sont clairement identifiés, il finira par y avoir des drames.
-> RETROUVEZ CETTE INTERVIEW EN VIDÉO (EXTRAIT) :
Propos recueillis par Marc Daoud - Juin 2016
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