« Tous sur le pont » pour la résilience systémique territoriale avec Arthur Keller
Le 5 octobre 2022 sortait le podcast du média Circular Metabolism enregistré avec Arthur Keller, spécialiste des risques systémiques et des stratégies d’anticipation et d’organisation collectives face à ces risques.
Cet entretien brillant qui dure plus de 1 h 20 donne l’occasion de réfléchir aux problèmes systémiques que nous rencontrons et l’envie de passer à l’action afin de les amortir et les transcender au maximum de manière collective. Nous vous en proposons une synthèse ainsi que des extraits que nous avons estimés forts.
◆ Une descente énergétique et matérielle à venir
Pour Arthur Keller, le système dans lequel nous vivons ne peut pas durer sous sa forme actuelle, et est voué à se déliter et se transformer. Selon les décisions que nous prendrons collectivement, le changement se fera dans le chaos ou en l’anticipant, en se préparant et en l’accompagnant.
◆ Des limites exponentielles qu’on ne voit pas, ou qu’on ne veut pas voir
Selon ce spécialiste en risques systémiques, la majorité des gens ne cernent pas que nous avons dépassé un certain nombre de limites de la planète à l’échelle globale : des limites écologiques, physiques, biogéochimiques. Il se base sur plusieurs études pour l’affirmer, dont l’étude « La grande accélération » de 2005 et celle sur les « Limites planétaires » réalisée en 2009 et mise à jour en avril 2022. Dans cette dernière, on peut lire que pour maintenir l’habitabilité de la planète, il y a 9 limites à ne pas dépasser alors que c’est déjà le cas pour au moins 6.
Autre concept que nous avons du mal à voir, à comprendre, à intégrer et à appliquer au réel : la fonction exponentielle de ces dégradations qui ne sont pas linéaires et qui peuvent s’accélérer d’un seul coup.
◆ Un mouvement non circulaire et grippé
Pour résumer, on prélève sur Terre beaucoup de ressources en amont, parmi lesquelles certaines sont non renouvelables et puisées dans des stocks comme l’uranium et le pétrôle. D’autres sont renouvelables mais surexploitées et n’ont pas le temps de se régénérer comme les poissons marins. Elles deviennent ainsi des stocks plutôt que des flux.
En aval, il y a les déchets qui sont rejetés dans la nature, sous forme liquide, solide ou gazeuse. Les gaz à effet de serre, actifs dans le dérèglement climatique, en font partie mais ne sont qu’une des multiples conséquences de ce processus.
Au milieu de tout ça, on trouve les activités humaines pour produire des biens et services qui dégradent la nature, à un rythme largement supérieur à celui de la régénération naturelle.
On essaie de circulariser le tout, notamment par le recyclage, mais impossible de le faire pour tout et partout.
Pour Arthur Keller, miser uniquement sur de la technologie qui nécessite elle-même des activités extractivistes qui ne peuvent pas durer indéfiniment est donc un leurre complet.
◆ Rester à la surface symptomatique des choses
Nous cherchons à soigner des symptômes plutôt que la source de la maladie.
Arthur Keller prend souvent l’exemple d’un être humain atteint d’un cancer qui se manifesterait par divers symptômes comme des maux de tête, des problèmes de peau et des contrariétés digestives. En ne prenant que du paracétamol, de la pommade et de la tisane, cela va apaiser ces symptômes, mais pas guérir le cancer : « La réponse adaptée pour traiter le cancer n’a strictement rien à voir avec la somme des réponses spécifiques aux différents symptômes. » Pour lui, des dégradations telles que le dérèglement climatique, la chute de la biodiversité et des ressources, la pollution sont des symptômes dus au dépassement des limites.
◆ Une approche réduite et compartimentée plutôt que systémique
Un autre souci est le fait d’analyser les faits en silos, et non pas globalement, comme un médecin spécialiste des organes digestifs qui ne voudrait se cantonner qu’à cette zone du corps sans prendre en compte l’être humain qu’il a devant lui dans son intégralité et sans chercher les liens entre les différentes parties du corps, ou entre la psyché et le corps.
Cette incapacité à analyser de manière globale les raisons des dégradations environnementales se retrouve à la fois dans l’espace (on ne voit pas le lien avec ce qui est loin de nous) et dans le temps (difficulté à entrevoir les conséquences d’une décision sur le court, moyen et long terme).
« Pour résoudre des problèmes, on en aggrave d’autres. Ça ne veut pas dire que ça ne peut pas s’entendre, qu’il ne peut pas y avoir des arbitrages, mais notre démarche consiste à vouloir uniquement soulager certains symptômes, notamment climatiques, sans se préoccuper des autres et sans cohérence globale […] On n’a pas la bonne vision d’ensemble de la problématique et on n’a pas la bonne conception des logiques, des démarches et des outils pour s’attaquer au cœur du problème qui serait de limiter tous ces flux extractifs au lieu de les amplifier. »
◆ La nécessité de la résilience locale organisée
Dans ce contexte d’amenuisement des ressources et de tension énergétique, il est indispensable pour Arthur Keller d’aller vers une relocalisation des ressources organisée collectivement sur un territoire et entre territoires voisins, vers une forme de décroissance, et vers un système qui permette la protection et la régénération de la nature locale.
De se tourner vers la résilience qu’il définit ainsi dans une autre de ses interventions de 2019 : « C’est notre capacité à rester opérationnels, à maintenir des capacités de fonctions vitales essentielles lorsqu’un énorme choc se produit. » Plutôt que se concentrer sur la résilience d’un individu, même si elle est importante, Arthur Keller préfère mettre l’accent sur la résilience collective d’un système socio-écologique, c’est-à-dire d’un système humain en interaction avec un milieu naturel.
C’est le moment de se mettre autour d’une table entre citoyens, élus, associations et experts, pas seulement pour débattre, mais pour mettre en place des stratégies d’action au nom de ce qu’il appelle l’IGP, l’intérêt général pérenne (sur le court, moyen et long terme).
D’abord en listant les valeurs de chacun, ainsi que les besoins qu’ils estiment essentiels, pour ensuite déterminer les dénominateurs communs et lancer un plan d’action concret qui permettra d’assurer ces besoins en les gérant collectivement. Sans oublier de faire un point sur ce qu’il faut absolument préserver dans les environs.
Arthur Keller invite souvent les personnes qui assistent à ses conférences ou à ses formations à répondre à cette question : « Que peut-on faire pour vivifier notre collectivité et la nature et pour tendre vers l’autosuffisance territoriale pour tout ce qui est vital ? »
◆ Aller jusqu’à la résistance s’il le faut
Concernant les choses vitales à préserver comme l’eau ou les terres nourricières, « il faut retrouver une capacité collective de gestion durable de ces choses-là. Et cela peut aller jusqu’à une forme de résistance contre le système établi et dire “Ca, c’est notre territoire, on reprend, on réquisitionne”. »
Arthur Keller en profite pour rappeler le pouvoir de réquisition légal que détiennent les maires mais il conseille également de se diriger tout d’abord vers la négociation et la propositions de contreparties plutôt que l’affrontement et de ne recourir au conflit qu’en cas de refus obstiné de se remettre en question. Il appelle à un rehaussement du niveau d’engagement, à une intensification des modalités de mobilisation et à une coordination entre défenseurs de l’intérêt général de radicalités différentes.
Si les maires n’étaient pas en accord ou étaient trop frileux pour amorcer ce changement, Arthur Keller invite les collectifs citoyens à s’emparer des sujets.
◆ La nécessité du « je »… et du « nous », jusqu’à la résistance s’il le faut
Arthur Keller ne souhaite pas que chaque individu s’efface derrière les services qu’il rendrait à la collectivité, mais qu’un équilibre s’établisse entre la quête d’épanouissement personnel et l’engagement collectif. Il évoque l’idée d’une sorte de service civique, d’un temps hebdomadaire que chaque habitant consacrerait à la bonne marche de la société afin que celle-ci puisse pourvoir durablement aux besoins essentiels des populations : « On pourrait réinventer une société, renégocier la part de l’individu et du collectif au sein des sociétés humaines. […] Trouver l’équilibre entre ce que tu fais pour toi et ce que tu fais pour la communauté. »
◆ L’urgence d’un nouveau récit du réel comme support d’espoir et d’action
Comment faire en sorte que pendant qu’il y a encore des ressources disponibles, les gens aient envie de s’investir et de renoncer à une partie des facilités que leur prodigue le système tel qu’il est ? Arthur Keller énonce deux options : soit on persiste à laisser le système économique habituel fixer les prix, quitte à ce qu’ils flambent en cas de déséquilibre entre offre et demande, ce qui aboutira à un rationnement organisé à partir des prix, option profondément inégalitaire puisque seuls les riches pourront se permettre les denrées devenues rares ; soit on impose des limites à tous, des quotas, des maxima de consommation, et il s’agit d’un rationnement socialement équitable. Rien n’empêche, en parallèle, de mobiliser un récit du réel inspirant permettant de mettre en lumière de façon inspirante les alternatives existantes, tel le mouvement des villes en transition par exemple, à travers des vidéos, photos, articles afin de toucher un maximum de personnes aux profils divers.
Arthur Keller ne se leurre pas, peu de gens changeront en profondeur leur mode de vie tant qu’ils n’y seront pas contraints, mais sa proposition stratégique consiste à planter aujourd’hui des graines dans l’esprit des gens pour se donner une chance qu’un maximum d’entre eux, au moment de la bascule – graduelle ou soudaine – de la société, choisissent de se tourner vers les plans B où l’on travaille « les uns avec les autres plutôt que les uns contre les autres ».
◆ Un homme qui voit ce qui pèche, mais pas que…
Si Arthur Keller confie que depuis son jeune âge, il a la (« fâcheuse », dit-il) habitude de repérer surtout ce qui cloche dans un système, il n’en reste pas moins optimiste. À ceux qui disent que « tout est foutu », qu’il n’y a « aucun espoir », qu’il est « trop tard », il répond que oui, le système dans lequel on vit est foutu, mais qu’en revanche il est toujours temps de mettre en place d’autres manières de vivre, qu’il existe bien d’autres espoirs à façonner, des espoirs lucides de projets collectifs fondés sur d’autres hiérarchies de valeurs, et qu’il n’est jamais trop tard limiter la casse et recréer du sens. C’est le moment pour chacun d’entre nous d’agir face aux enjeux actuels : « Tous sur le pont ! »
Article par Estelle Brattesani
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